Les services publics comme infrastructure : rétablir une politique immobilière de l’Etat.
Dossier « Démétropoliser la France ». Note programmatique de Jean Guiony.
La note programmatique de Jean Guiony, contributeur invité, constitue le premier volet du dossier « Démétropoliser la France » que le Groupe d'aménagement volontaire adresse à la classe politique et aux électeurs en vue des élections présidentielles des 10 et 24 avril 2022. Ce dossier dessine les contours d’un programme idéal de démétropolisation et de planification stratégique en vue d’un nouveau modèle d'aménagement du territoire français.
Jean Guiony est Directeur-Adjoint du programme national Action Cœur de Ville, à l'Agence Nationale de Cohésion des Territoires, depuis 2018. Aupravant, il a exercé pour des autorités publiques à toutes échelles, à la Ville de Paris (2011) au cabinet de la Ministre de l'Artisanat, du Commerce et du Tourisme (2012-2013), participé au rapport de prefiguration de Grand Paris Aménagement (2014). À Bruxelles de 2015 à 2018, il est conseiller d'un deputé au Parlement européen, et travaille sur les questions fiscales, monétaires et bancaires. Contributeur pour le Grand Continent, Jean Guiony a également été vice-président du Conseil national des jeunes urbanistes (CNJU).
Les opinions exprimées par la présente note sont personnelles et n'engagent que leur auteur.
1. Une longue décrue de la présence physique et de la diversité des services publics
1.1. Le grand reflux des services publics et l’injonction à la “mobilité“
Entre 1980 et 2013, le nombre total d’écoles en France a baissé de 24%, le nombre de perceptions (impôts) de 31%, le nombre de gendarmeries de 13%, et, surtout, le nombre de maternités de 48%.
Ecoles : - 24% d’établissements (1980-2013)
Cela touche tout particulièrement les écoles du premier degré. Ces fermetures ont été relayées par la création de regroupement pédagogiques intercommunaux (RPI) mais qui ont des effets délétères sur le temps de trajet des élèves et des parents (ainsi que le bilan carbone). Cette rationalisation a touché les territoires urbains comme ruraux, mais plus durement touché ces derniers.
Sous-préfectures : plus de 1 000 emplois supprimés entre 2005 et 2015, soit 18% des effectifs.
Les étapes de la rationalisation des sous-préfectures sont les suivantes : “RGPP“ en 2007, puis plan “Préfectures nouvelle génération“ en 2014, avec notamment l’organisation de la suppression des activités de guichet, “dématérialisées“, et la centralisation au niveau de la préfecture des activités de contrôle de légalité, mais dans un contexte de baisse d’effectifs. En 2013, 40 sous-préfectures comptaient moins de 10 agents, elles sont 76 en 2018, ce qui représente 1/3 d’entre elles.
Tribunaux : 329 tribunaux fermés entre 2000 et 2016
Le critère unique des réformes de carte judiciaire, notamment celle de 2009, a toujours été la quantité d’activité judiciaire. De très nombreuses villes moyennes pourtant structurantes pour leur territoire ont ainsi perdu cette activité : Autun, Fécamp, Joigny, Lourdes, etc.
Santé : baisse de 48% des maternités entre 1980 et 2013
Sur les 523 agglomérations françaises qui avaient en France des services de chirurgie et d’obstétrique en 2000, 59, soit plus de 10%, ont perdu ces services aujourd’hui. Ici aussi, des critères de seuil d’activité ont été pris en compte aux dépens de ceux de distance d’accès.
Les maternités sont l’exemple le plus éloquent : Die (Drôme), Saint-Claude (Jura), ou encore Bernay (Eure) obligeant à se rendre à Lisieux dans le département voisin, à plus de 30 minutes. Ainsi, le nombre de femmes vivant à plus de 45 minutes en voiture d’une maternité a doublé depuis 1997 (elles sont environ 5%, et 26% à vivre à plus de 30 minutes en voiture).
Enfin, au-delà du suivi par secteur, on observe sur certains territoires un véritable effet boule de neige. La trajectoire la plus complète du reflux de l’Etat : fermeture de la ligne SNCF voyageurs (années 1980-90), fermeture de services hospitaliers (années 2000), suppression d’emprises militaires (1990-2000), fermeture du tribunal d’instance (après 2009), fermeture des services de cadastre et de fiscalité immobilière au centre des finances publiques (2016), fermeture de celui de la publicité foncière (2017), fermeture de l’accueil du public en sous-préfecture (2017), fermeture du service d’impôt des entreprises (SIE, 2019).
C’est la trajectoire connue par la ville moyenne bretonne de Pontivy. On pourrait citer également Joigny, dans l’Yonne, qui a vu disparaître ses deux tribunaux, son site militaire, son service de chirurgie, et sa maternité.
Ne pas négliger, enfin, l’effet d’une fermeture de service public sur un autre : la fermeture d’une gendarmerie ou d’un important site militaire entraîne des fermetures de salle de classe voire d’écoles.
Sans surprise, on observe en 2018-2019 une plus grande mobilisation, dans les Gilets Jaunes, des habitants éloignés des principaux services publics.
1.2. Une dématérialisation qui ne remplace pas l’accès physique
“Action Publique 2022“, nouveau nom des réformes de "rationalisation, "simplification", "modernisation" entamées par les quinquennats de Nicolas Sarkozy et de François Hollande, fixe un objectif de 100% de services publics dématérialisés à horizon fin 2022. Si les limites de la dématérialisation sont évidentes dans le cadre d’un accès à une maternité ou un service chirurgicale, elles existent aussi pour des simples demandes de documents ou dossiers à fournir.
L’INSEE a calculé que 15% des adultes n’ont pas utilisé internet pendant toute une année. 1 personne sur 4 n’est pas capable de s’informer sur internet et 1 sur 5 ne sait pas communiquer via internet.
Ces limites s’ajoutent à la difficulté d’usage des services numériques : longueur à trouver l’information pertinente pour le cas précis recherché, impossibilité ou grande difficulté à entrer en contact même téléphonique avec un agent de l’Etat.
1.3. Une mobilité… plutôt subie par les français et rendue difficile par la suppression des moyens de transport public
Les rapports sur les mobilités résidentielles des Français (CGET, 2018) montrent que si 11% d’entre eux déménagent chaque année, ils sont 2/3 à le faire pour rester dans le même département. Les actifs à partir de 40 ans, les personnes les plus faiblement diplômées, les ouvriers et employés restent dans un périmètre de proximité par rapport à leur logement initial. Ces mobilités résidentielles, sauf pour les jeunes actifs, ne sont donc pas des mobilités pour accéder aux services.
En outre, la fermeture des lignes s’est accélérée, rendant plus compliquée la mise en œuvre de cette mobilité brandie comme une solution : 7% du réseau ferroviaire fermé au transport voyageur depuis 1980. C’est sans compter les carences d’entretien et les défauts de fiabilité du service sur de nombreuses autres “petites“ lignes.
Enfin, c’est donc systématiquement la voiture qui est sollicitée pour l’accès à ces services plus lointains, alourdissant le bilan écologique de l’accessibilité.
2. Des politiques de “compensation“ ou de “point de contact“ en dessous des besoins et du niveau initial de service
Les politiques de fermeture se sont accompagnées de politiques que l’on pourrait appeler du “point relais“ qui n’offrent ni les mêmes services, ni le même niveau de service que les équipements et bureaux fermés.
Récemment, avec ce que l’on pourrait qualifier d’une forme de schizophrénie territoriale, les gouvernements Valls, avec les Maisons de service au public depuis la loi NoTRE (Nouvelle organisation territoriale de la république) de 2015, puis Philippe, avec les Maisons France Services qui leur ont succédé, ont entamé une politique de réouverture, tout à fait parallèle de la fermeture, qui se poursuit, des services des différents ministères sectoriels. Une très légère inflexion a eu lieu en fin de quinquennat avec quelques réouvertures de services dans des villes non métropolitaines (DGFIP notamment). Elle est cependant loin de compenser la tendance globale et l’absence de pilotage de l’ensemble des ministère tel que présenté par les synthèses de la présente note.
Ainsi, l’objectif donné par Emmanuel Macron est de 2 000 maisons France Services en France en 2022 – objectif qui sera tenu, mais de quoi s’agit-il ? Elles réunissent la Poste, les différentes branches de la sécurité sociale, la Caisse nationale d’allocations familiales, ainsi que GrDF. En quoi est-ce totalement différent d’un service public ?
- Ce sont des points de contacts limités à 2 agents dans la quasi totalité des cas.
- Ils sont “labellisés“ par l’Etat, mais portés par les collectivités territoriales ou par La Poste (ces dernières en diminution, très mal gérées)
- Ils offrent une “information de premier niveau“ et une “orientation vers les opérateurs“ ainsi qu’une “aide à la prise de rendez-vous“.
En conclusion, on n’y rencontre pas les personnes compétentes pour répondre en détail à aux questions, ni donner la solution à un problème administratif, on pourrait qualifier cela au maximum d’aide primaire à l’orientation administrative.
L’autre voie d’organisation des services publics sur les territoires a été sans surprise une voie normative, mais non coercitive: l’instauration de schémas départementaux (SDASAP, schémas départementaux d’amélioration de l’accessibilité des services au public) qui ont été utiles au constat mais n’ont pas de valeur prescriptive ni de financements associés.
Les Français, quand on les interroge, manifestent des attentes assez classiques. A la question, quelles sont les pistes les plus déterminantes pour améliorer l’accès aux services, leurs deux premières réponses sont : “amplifier les jours et horaires d’ouverture des services“ (25%) et “Améliorer l’offre de transports“ (17%).
3. Un Etat sans politique immobilière : ni connaissance, ni stratégie, ni gouvernance
La “politique immobilière de l’Etat“, officiellement, est lancée depuis 2007 et la séparation de l’Etat-propriétaire avec l’Etat-occupant. La Direction de l’immobilier de l’Etat (DIE, anciennement France Domaines) en a la charge. Il n’existe, en réalité, aucun cadrage politique clair de la politique conduite par la DIE, ni aucun lien avec la politique d’aménagement durable du territoire.
3.1. Une mauvaise connaissance du parc
Si le recensement du parc immobilier de l'État demeure imparfait, la connaissance de son état et de ses caractéristiques (techniques, économiques) est très lacunaire.
La mission conduite par l'Inspection générale des finances en 2015 relève que « les incohérences en matière de surfaces concernent plus de 27 % du parc ». Ce parc, en 2015, était d’environ 75 millions de m2, pour une valeur estimée à 66 milliards d’euros.
3.2. Une stratégie indépendante de l’aménagement du territoire et sans gouvernance intégrée
Les orientations affirmées par la DIE, les rapports parlementaires sur la question, les recommandations du “Conseil de l’immobilier de l’Etat“ ne font jamais explicitement le lien entre la politique de cohésion, ou d’aménagement, des territoires, et l’immobilier de l’Etat. Celui-ci n’est jamais vu que comme un portefeuille d’actifs mal connu (c’est juste) et mal valorisé, qu’il faudrait mieux valoriser, pour mieux le céder ou le louer.
Cette présence immobilière est pourtant indissociable des services publics qui l’occupent. Si seulement 23% sont occupés par des bureaux, il n’en reste pas moins que cela consiste en un immobilier qui, par définition, peut accueillir des activités publiques ou être mis à disposition pour des activités d’intérêt général, ou pour appuyer, encore, les politiques de développement économique ou d’offre culturelle des collectivités locales.
Surtout, il convient d’insister sur la logique en silo des ministères. Le ministère de la santé élabore sa politique immobilière sans aucune concertation, ni avec le Ministère de la Cohésion des territoires et l’Agence nationale de cohésion des territoires, ni avec les instances utiles des collectivités, qui apprennent dans des délais rédhibitoires les départs et fermetures de services voire les cessions immobilières sans, parfois, avoir pu se positionner elles-mêmes sur la vente. Il en va de même pour le Ministère des Armées, ou la Chancellerie, avec les tribunaux mais encore avec les nombreuses prisons ou anciennes prisons qui sont parfois en cœur de ville. Aucun lien n’est fait entre les grands programmes “territoriaux“ lancés par le Gouvernement, et de l’autre côté, les décisions des gestionnaires de l’immobilier de chaque ministère.
Aucune instance, par conséquent, ne pilote ni ne coordonne les effets territoriaux cumulés des différentes politiques immobilières des ministères (en vision consolidée).
Cette gouvernance absente est encore plus loin d’associer également les collectivités territoriales : certaines en font amèrement le constat. C’est le cas actuellement des municipalités des Yvelines, du département des Yvelines et de la région Ile-de-France qui n’ont pas pu s’opposer ni obtenir un projet alternatif à la cession sèche, par le Ministère de l’Agriculture, de tout le domaine de Grignon (ancienne école AgroParisTech, lieu historique des écoles d’agronomie françaises) au promoteur Altarea-Cogedim pour 318 millions d’euros, et la réalisation d’un programme immobilier élaboré sans concertation avec les collectivités. Le projet a finalement été temporairement suspendu très récemment.
4. Propositions pour le rétablissement d’une stratégie d’équipement public du territoire
Proposition 1. Un moratoire, au moins temporaire, le temps de l’inventaire (cf infra) sur la fermeture impliquant départ des services publics élémentaires : écoles, tribunaux, gendarmeries, sous-préfectures, perceptions.
- Cette disposition de prévention et de court terme permet d’engager un travail indispensable d’inventaire plus précis et mieux partagé.
- Elle permet d’éviter les situations désastreuses comme a connu Châteaudun, qui, en 18 mois, s’est vue annoncer la fermeture d’une très importante base de l’armée de l’air, ainsi que la fermeture d’une maternité, sans concertation aucune interne à l’Etat sur ces deux fermetures.
- Durée : 24 mois minimum. Tout projet de cession est suspendu. Toute cession en cours qui peut l’être est suspendue.
Proposition 2. Un inventaire public – et participatif (collectivités, citoyens) des bâtiments publics et de leur valeur d’usage
- Réaliser un inventaire interministériel de la présence territoriale des services publics, de ses bâtiments, leurs surfaces, leurs usages, les missions des personnels, mais également des surfaces immobilières et foncières non utilisées ou sous-utilisées, et des potentiels d“’intensification“ des usages (logique de sobriété foncière) par d’autres activités publics ou par l’accueil d’activités privées.
- Proposer aux collectivités ainsi qu’aux citoyens de participer à cet inventaire, pour connaître leur connaissance du parc, leur avis sur ces bâtiments publics, leur valeur d’usage, les problèmes du bâti qu’ils ont identifié, les projets qu’ils soumettent pour l’immobilier ou le foncier vacant sur leur territoire.
Proposition 3. Une stratégie gouvernementale lisible : Une politique immobilière interministérielle, pilotée par un service de politique territoriale (actuelle ANCT, ex-DATAR) placé à nouveau auprès du Premier ministre.
- Confier à l’Agence nationale de la Cohésion des territoires le soin de piloter et coordonner la stratégie territoriale de l’immobilier de l’Etat. Celle-ci a la tâche de s’assurer :
1) D’une vision consolidée de la présence de tous les services publics et des mouvements immobiliers prévus dans chaque département
2) Du pilotage de l’inventaire (proposition 2) et de l’application du moratoire (proposition 1) avec le concours opérationnel de la DIE.
3) De l’élaboration d’une stratégie immobilière à la fois de cession, mais aussi de maintien, d’ouverture (proposition 5) et d’intensification des usages des bâtiments et des fonciers publics.
4) De réduire la vacance des bâtiments et fonciers publics
- La dimension de gestion du parc et de réalisation des cessions ou acquisition peut demeurer à la Direction de l’immobilier de l’Etat.
- La DIE, actuellement placée sous la tutelle de la DGFIP et du Ministère de l’Economie et des Finances, passe, ainsi que l’ANCT, sous la tutelle du Premier ministre par souci de cohérence interministérielle.
- Cette proposition pourra faire l’objet d’une note plus complète sur le positionnement stratégique nécessaire de la politique de cohésion ou d’aménagement des territoires.
Proposition 4. Bien public, bien partagé : Une méthode qui associe citoyens, collectivités locales, et ministères pour tout projet immobilier de l’Etat.
- Tout projet sur une implantation d’un service public ou d’un bâtiment public doit faire l’objet d’une alerte auprès des collectivités concernées (commune, EPCI, département, région) dès le stade du projet, et avant toute arbitrage sur une cession.
- Une méthode assure la participation des citoyens et celles des collectivités à l’élaboration de projets locaux pour répondre à l’enjeu identifié par l’Etat : baisse de l’activité du service, vacance immobilière, difficulté d’accès, etc.
Proposition 5. Ouvrir les bâtiments publics : résorber la vacance des bâtiments de l’Etat par des politiques beaucoup plus ambitieuses de mise à disposition temporaire, de préfiguration, par des acteurs économiques, artisanaux, ou culturels.
- Donner des objectifs de réduction de la vacance et d’intensification des usages : ouvrir les portes !
- Favoriser les projets d’occupation temporaire, les chantiers d’insertions pour les réhabilitations et mises aux normes des lieux, l’utilisation par convention d’occupation temporaire à des associations, l’événementiel.
Jean Guiony, Directeur-Adjoint du programme national Action Cœur de Ville
Image: rue à Verneuil d'Avre-et-d'Iton, Eure (Normandie), © Dorian Bianco.